- HOMÉRIQUE (CIVILISATION)
- HOMÉRIQUE (CIVILISATION)La civilisation homérique, entendue comme ensemble des institutions, croyances, mœurs qui forment le cadre où se meuvent les héros de l’épopée, ne correspond à aucun des stades de l’évolution historique de la société grecque. Le genre littéraire dont relèvent L’Iliade et L’Odyssée le donne à penser a priori. Une comparaison avec les résultats des recherches archéologiques et philologiques récentes confirme cette induction et montre le caractère composite de cette civilisation dont certains éléments constituent des réminiscences de l’époque mycénienne, alors que d’autres sont contemporains du poète. Mais les Grecs de l’Antiquité ne faisaient pas la distinction. Ils ne mettaient pas en doute qu’Homère fût le témoin authentique du début de leur histoire et ils puisaient dans son œuvre aussi bien des principes de vie que des arguments diplomatiques. Si hétérogènes que soient ses composantes, la civilisation décrite dans l’épopée a fini par acquérir une réalité et il est légitime d’en préciser les aspects politiques et sociaux, religieux et spirituels, matériels enfin.Civilisation homérique et réalité historiqueLes thèmes qu’évoque Homère reportaient ses auditeurs à un demi-millénaire environ avant leur temps et ses personnages sont censés être contemporains de la grandeur de Mycènes, à la fin de l’âge du bronze. Le poète est conscient des obligations que lui impose cet archaïsme. Il ignore de propos délibéré des événements aussi considérables que l’installation des Doriens dans le monde grec. L’authenticité des rares vers où ils apparaissent directement ou par allusion est sujette à caution. Il semble, d’autre part, avoir hérité d’un riche ensemble de traditions sur la civilisation mycénienne. Les archéologues ont exhumé des objets semblables à ceux dont il donne une description précise, tel ce casque en défenses de sanglier fixées sur une coiffe de cuir dont il arrive qu’Ulysse se serve. Parfois même l’information remonte à une date antérieure à la guerre de Troie: le bouclier «haut comme une tour» qui protège Ajax n’était alors plus en usage. La philologie, de son côté, a trouvé dans les tablettes inscrites en «linéaire B» l’origine de termes qui n’ont pas eu de postérité dans le vocabulaire classique (ainsi phasganon = épée, courant en mycénien, n’a pas survécu à l’épopée). Enfin, le «Catalogue des vaisseaux», dénombrement des contingents hellènes devant Troie, paraît reposer sur une connaissance étendue de la géographie historique mycénienne et des généalogies princières.Il s’en faut pourtant que le poète nous présente une image exacte de la civilisation contemporaine de ses héros. Il a perdu le souvenir de certains de ses caractères typiques. L’épopée ne fait pas mention de l’usage de l’écriture. Il n’y est pas question du système bureaucratique complexe qui présidait au gouvernement des royaumes mycéniens, ni de toutes ses implications économiques et sociales: plus d’archives, plus de fonctionnaires, plus de réglementation. Les chefs homériques, même les plus puissants, ne vivent plus en monarques mais en propriétaires, et leur domesticité n’a rien d’une administration publique. On est allé jusqu’à soutenir qu’Homère ne comprend plus la signification de la tradition qu’il reflète et l’utilise à contresens: il ne sait plus que les Mycéniens employaient les chars comme engins de guerre. Il n’en fait qu’un moyen de transport pour ses héros, et si mal à propos que ces chars deviendraient inutilisables dès les premières passes d’armes.D’autres données enfin, d’ordre surtout linguistique à vrai dire, ne peuvent avoir été introduites dans l’épopée qu’après la fin de l’âge du bronze: ainsi en va-t-il de l’usage du fer (il en est cependant bien moins souvent question que du bronze), de la pratique de l’incinération. Elles confirment que le fonds des poèmes homériques n’est pas homogène: à côté d’éléments contemporains de la guerre de Troie, dont on peut d’ailleurs se demander si la nature a été bien comprise, on en trouve d’autres dont l’origine est sans conteste plus tardive et même peu antérieure au poète. En conséquence, la civilisation dont ils représentent les différents aspects ne peut être que composite et ne correspond à aucun stade de l’évolution réelle de la société grecque. Elle n’en constitue pas moins une unité du seul fait qu’elle sert de cadre à l’épopée.Formes politiques et socialesCe qu’Homère nous apprend de cette civilisation concerne surtout la place qu’y tiennent les héros. Le peuple n’apparaît qu’à travers eux, à l’occasion de leurs exploits. Son œuvre, d’autre part, est celle d’un poète, non d’un historien. On ne peut attendre d’elle un tableau complet et détaillé de la société où se déroulent ses épisodes. Elle permet pourtant d’en dégager les traits essentiels.Tout agricole qu’elle est, l’humanité homérique vit groupée dans des villes, souvent perchées sur des hauteurs fortifiées, donc sans doute peu peuplées. Sur leur territoire, pas de villages, tout au plus quelques habitations isolées pour les bergers ou des abris pour le temps des gros travaux. On réside normalement dans l’agglomération urbaine dont les maisons entourent le palais du roi et la place publique où l’on se réunit pour écouter les grands délibérer des affaires communes. La cité et son terroir constituent une unité politique, mais pas nécessairement autonome. Elle peut faire partie intégrante d’un État plus étendu qui englobe plusieurs villes. Ces États eux-mêmes étaient-ils soumis à une autorité suprême détenue par le roi de Mycènes? On ne saurait l’inférer à partir des pouvoirs dévolus à Agamemnon devant Troie. Ce sont ceux d’un commandant en chef. Rien ne permet de croire qu’il en ait déjà été investi en temps de paix.Dans son domaine, chaque roi exerce le pouvoir dans sa plénitude, mais non en monarque absolu. Sans doute porte-t-il la responsabilité du bon ordre et de la prospérité, peut-il disposer à son gré du territoire sur lequel il règne, bénéficie-t-il d’honneurs et d’avantages particuliers. Mais il ne gouverne pas sans concours. Il est constamment entouré des membres de son conseil qui délibèrent avec lui de toutes les affaires communes. Comment les choisit-il? On ne saurait le dire. Mais le fait qu’ils portent, eux aussi, le titre de roi laisse à penser qu’ils représentent une aristocratie influente. Leurs avis pèsent donc sur les décisions, sans que le roi semble tenu d’y déférer. Les questions les plus importantes sont portées devant l’assemblée du peuple. Chaque membre du conseil y expose son opinion. Les citoyens approuvent ou protestent à grands cris. Le débat se poursuit jusqu’au moment où une proposition rencontre l’assentiment général. Là non plus, on ne saurait dire que le roi soit lié par l’expression du sentiment populaire. Mais il ne peut l’ignorer après l’avoir sollicité et l’on n’a d’ailleurs pas d’exemple de conflit ouvert.On n’a guère de traces de corps intermédiaires, tribus ou phratries, entre la cité et la famille. Celle-ci rassemble sous le même toit parents et enfants, même mariés. Elle vit des ressources de son domaine agricole, encore que ses membres puissent posséder en propre des biens mobiliers et même des immeubles. Les héros les plus puissants ont, en outre, auprès d’eux des fidèles qui mangent à leur table, les assistent dans l’administration de leur maison, les soutiennent au combat. Les esclaves, qui assument seuls les tâches domestiques, sont bien traités et certains vieux serviteurs s’élèvent très haut dans l’estime et l’affection de leurs maîtres. Le chef de la famille la gouverne en s’inspirant des règles coutumières de la thémis (droit familial). Il la représente vis-à-vis des autres cellules sociales lors des différends qui les opposent, à propos du sang versé surtout, et traite avec elles en toute indépendance suivant les traditions de la diké (droit interfamilial) qui réduit presque à néant le rôle judiciaire de la cité. En dehors des hommes libres et de leurs esclaves, la ville abrite peu de résidents étrangers (ces derniers sont le plus souvent des exilés), et l’on ne sait quelle place attribuer aux thètes qui n’ont d’autre ressource que de louer leurs bras pour vivre.Religion et moraleLa religion homérique est à la fois simple par son culte et complexe par ses croyances. Les dieux révérés dans l’épopée sont innombrables. Ils ont en commun d’être immortels et bienheureux, de disposer d’une puissance que l’esprit humain ne peut concevoir. Mais ils ne sont pas tous du même rang. À côté de la famille olympienne qui fait sentir son pouvoir jusqu’aux limites du monde, d’autres n’ont qu’un rayonnement limité au voisinage de leur résidence: nymphes des forêts, Néréides de la mer. Tous néanmoins sont imaginés sous forme humaine, sont animés des mêmes sentiments et passions que les hommes, ont une histoire personnelle dont les épisodes, souvent peu édifiants, nourrissent la mythologie. Leur indépendance n’est pourtant pas totale. Ils obéissent aux lois du destin que le poète entoure d’un mystère complet. Et, si développé qu’il soit, l’anthropomorphisme n’est pas encore pleinement réalisé. Bien des divinités secondaires sont encore les forces naturelles qu’elles personnalisent: les Vents sont à la fois des individus qui festoient et des tempêtes qui soulèvent les flots.Le culte qu’on rend aux dieux ne comporte pas de rites élaborés et n’exige pas l’existence d’un clergé. On les honore d’offrandes, simples libations versées de la coupe où l’on s’apprête à boire, ou hécatombes qui sacrifient un troupeau complet. La prière qu’on leur adresse en leur présentant l’offrande n’est qu’une requête de bienveillance et d’appui exprimée en quelques phrases sans détour, dénuées de formules liturgiques. Mais ce culte élémentaire pénètre toutes les actions humaines: un repas n’est que la participation à un sacrifice. Selon les cas, le chef de la famille ou celui de la cité en est l’officiant. Il est nécessaire toutefois, en certaines circonstances, d’avoir recours à des spécialistes qui entretiennent des rapports plus étroits avec les dieux. Tout le monde n’est pas capable d’interpréter les signes par lesquels ils manifestent leur volonté. Il y faut un devin. Et les sanctuaires les plus vénérés ont leurs propres prêtres.Cette religion où les dieux ne sont que des surhommes capables des pires forfaits, où leurs relations avec les fidèles se cantonnent dans le marchandage de l’offrande contre l’aide, ne pouvait servir de fondement à une loi morale. Les croyances relatives à l’outre-tombe où le défunt est censé poursuivre une vie terrestre décolorée ne laissaient aucune place au concept d’un jugement dernier qui départagerait le bon et le méchant. L’éthique homérique est avant tout sociale. C’est la coutume qui détermine le bien et le mal, qui a élaboré un savoir-vivre sur lequel se règle la conduite de chacun, qui inspire la rumeur publique, sanction des hauts faits et des crimes. Cette morale purement humaine n’en est pas moins élevée: elle impose la fidélité aux liens d’amitié, la loyauté envers les engagements pris, le respect de l’hôte et même de l’ennemi vaincu. Elle implique aussi dans les rapports sociaux une courtoisie délicate qui crée la solidarité. Elle fonde enfin l’idéal qui anime tous les héros: puisqu’ils n’attendent aucune félicité ultra-terrestre, la seule immortalité qu’ils escomptent est de survivre par leurs exploits dans la mémoire des générations à venir. D’où leur passion du premier rang, leur volonté «d’être toujours le meilleur et de se montrer supérieur aux autres».Aspects de la civilisation matérielleQuand il n’est pas en campagne, le héros réside dans son palais. L’importance en varie selon le rang, mais on y retrouve toujours les mêmes éléments. De la cour on accède par un vestibule au mégaron , salle de séjour richement décorée où brûle le foyer domestique, où le maître traite sa maisonnée et ses hôtes. D’autres pièces servent de chambres et de magasins. Ces derniers sont remplis des produits du domaine familial. Les poèmes donnent sur l’agriculture maintes précisions d’où l’on tire que toutes les plantes cultivées à l’époque classique étaient déjà connues. Il en va de même pour l’élevage, plus développé peut-être si l’on en juge par l’abondante consommation de viande lors des sacrifices et des repas. Outre le plaisir qu’elle procure, la chasse fournit un surplus notable, le pays étant alors plus boisé et les espèces plus nombreuses. En revanche, la pêche n’est pratiquée qu’en cas de besoin.Comme il est naturel, l’épopée est avare de détails sur l’artisanat. On y constate néanmoins que la famille s’efforce de se suffire à elle-même et que les maîtres participent à l’activité commune. Ulysse a construit lui-même son lit conjugal. Les femmes du plus haut lignage filent et tissent comme leurs servantes. Mais il fallait des ouvriers qualifiés pour le bronze et les métaux précieux. Héphaistos est à la fois forgeron et orfèvre. Mais ses disciples humains étaient-ils tous aussi habiles? Il y avait sans doute également des charpentiers, des potiers, des tanneurs de métier. On n’a aucun indice sur la place de ces ouvriers dans la société. Les démiurges qu’on appelait de l’étranger n’exercent pas de professions industrielles. Dans un milieu aussi agricole, le commerce jouait un rôle très limité et la géographie le restreignait aux routes maritimes. Les Phéniciens semblent en avoir le monopole. Au trafic de la pacotille de Syrie, ils ne dédaignaient pas d’ajouter la piraterie et notamment les rapts d’enfants qu’ils allaient vendre comme esclaves au loin.
Encyclopédie Universelle. 2012.